Effectifs infirmiers et IEDM : une pénurie de jugement?
Lettre ouverte publiée dans Le Devoir, édition du 4 juillet 2008.
Lina Bonamie, présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec – FIQ
En tant que présidente de la FIQ, j’estime qu’il est important de répondre aux propos tenus le 27 juin dernier par monsieur Mathieu Laberge, économiste à l’Institut économique de Montréal (IEDM) dans une lettre d’opinion intitulée « Effectifs infirmiers : une pénurie d’imagination? » et publiée dans Le Devoir.
Selon monsieur Laberge, « […] une étude de l’Institut économique de Montréal publiée récemment donne à penser que bon nombre d’infirmières sont prêtes à travailler dans le secteur privé, en sus de leur pratique normale dans le secteur public, et ainsi contribuer au désengorgement de nos hôpitaux ». S’appuyant sur les résultats de ladite « étude », on apprend que 54 % des répondantes infirmières « […] auraient accepté de travailler dans le secteur privé pendant les quarts de jour la semaine […] » et qu’elles auraient offert, en moyenne, « […] jusqu’à 15 heures par mois, ce qui représente presque deux jours supplémentaires! ». Selon l’IEDM, cette offre de travail « non exploitée » équivaudrait en moyenne à l’apport de 3730 infirmières à temps plein de jour.
Face à ces constats de l’IEDM, certaines mises au point s’imposent. Avant d’aller sur le fond, il est important de spécifier que l’étude à laquelle se réfère monsieur Laberge comporte de nombreux biais méthodologiques minant sérieusement la crédibilité de l’exercice. En fait, la validité scientifique de l’étude est pratiquement nulle. En effet, les données recueillies aux fins de l’étude l’ont été via un questionnaire disponible sur Internet, sans aucun contrôle sur l’identité des répondantes. Alertée l’hiver dernier par la démarche de l’IEDM, la FIQ a constaté avec étonnement que n’importe qui pouvait répondre au questionnaire, et ce, à n’importe quelle fréquence. D’autre part, les questions étaient fortement biaisées et induisaient les réponses désirées. Comme si ce n’était pas assez, le poids accordé aux réponses a été pondéré de manière à gonfler artificiellement la volonté des répondantes à travailler dans le secteur privé. En somme, la Fédération estime que tirer des constats aussi affirmatifs, comme le fait l’IEDM à partir d’une « enquête » dont la méthodologie est viciée, est aberrant.
Sur le fond, les idées prônées par l’étude démontrent encore une fois une méconnaissance profonde de l’IEDM à l’égard de ce qui se vit dans le réseau de la santé. Dans un premier temps, monsieur Laberge estime que l’étude « […] permet de croire que la pratique dans le secteur privé ne causerait pas un déplacement de ressources humaines, puisqu’elle peut mener à l’accroissement de l’offre de service […] ». Cet argument nous semble tout à fait fallacieux, en plus de n’être jamais démontré. En effet, d’affirmer que la pratique du secteur privé ne causerait pas de déplacement de la main-d’œuvre est utopique. Lorsqu’une infirmière offre de son temps pour travailler dans le privé, elle ne peut, en même temps, l’offrir pour travailler dans le réseau public.
Pour la Fédération, la solution de l’accroissement de l’offre de service n’est pas la pratique mixte des infirmières. La solution est d’offrir des postes à temps complet aux infirmières travaillant dans le réseau public. Soixante pour cent des infirmières québécoises du réseau de la santé travaillent à temps partiel. Est-ce normal en situation de pénurie de main-d’œuvre? Si toutes ces infirmières travaillaient à temps complet, les effets sur la pénurie se feraient sentir, et la charge de travail démesurée que doivent porter les infirmières serait diminuée.
De plus, à l’époque où le recours au temps supplémentaire obligatoire fait malheureusement partie de la norme plutôt que de l’exception, on se demande réellement comment les infirmières pourraient faire plus d’heures, même au privé.
Monsieur Laberge doute de l’efficacité des pistes de solution élaborées par la Table de concertation sur la main-d’œuvre en soins infirmiers. N’en déplaise à l’économiste de l’IEDM, les solutions proposées par la Table sont le fruit d’un consensus entre, notamment, les organisations syndicales, l’Association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux (AQESSS), des gestionnaires du réseau, l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) et le ministère de la Santé autour d’un constat criant, réclamé par nos membres depuis des années : pour arriver à obtenir de meilleurs résultats en terme d’attraction et de rétention de main-d’œuvre infirmière, il est urgent d’améliorer les conditions de travail dans le réseau public afin de rendre la profession plus attrayante. En ce sens, l’ensemble des intervenants du réseau de la santé convient également que le recours aux agences privées représente davantage un problème qu’une solution à la pénurie de la main-d’œuvre infirmière. Il constitue un facteur néfaste qui nuit grandement à la stabilité des équipes de travail.
La FIQ comprend qu’en tant qu’organisme de charité, l’IEDM applique à la lettre l’idée voulant que « charité bien ordonnée commence par soi-même » et qu’il déploie ses imposantes ressources pour faire avancer les intérêts de ses donateurs du secteur privé. Force est de constater qu’il dispose de bien peu d’arguments et que le recours à « l’imagination » soit nécessaire pour y arriver.