La violence organisationnelle
Depuis quelques années, nous assistons à une recrudescence des plaintes provenant de professionnelles en soins victimes de harcèlement psychologique en milieu de travail. De nouveaux cas sont portés à notre attention pratiquement chaque semaine, au point où le phénomène prend maintenant des allures endémiques. Malgré cela, il demeure relativement difficile d’amener la CSST ou un tribunal d’arbitrage à reconnaître cette forme particulière de violence et c’est dans une trop faible proportion que ces plaintes et ces réclamations reçoivent un accueil favorable, alors qu’elles découlent pourtant de situations bien réelles. Comment, alors, espérer enrayer le problème?
Lors du dernier Réseau des femmes de la FIQ, qui portait sur la violence et ses multiples visages, l’un des constats dégagés abordait justement la question du harcèlement psychologique : le fait de considérer l’incident sous un angle différent, à la lumière du contexte et des contraintes du travail, peut nous amener à le redéfinir dans une toute nouvelle perspective, soit celle de la violence organisationnelle.
Le litige nous apparaitra alors être le symptôme d’une problématique beaucoup plus vaste et l’employeur, qui aurait été tenté de ramener l’essence du problème à un conflit interpersonnel, voire à une incompatibilité de caractères, peut alors plus difficilement se dégager de ses responsabilités.
On le sait, les professionnelles en soins sont soumises à un contexte de travail extrêmement exigeant : équipes réduites, absence de stabilité, fardeaux de tâche, lourdeur des cas, responsabilités mal définies, manque de moyens, heures supplémentaires obligatoires, conditions de travail inéquitables entre le personnel permanent et la main-d’œuvre indépendante, déséquilibre entre l’effort et la reconnaissance de celui-ci… Tous des facteurs qui relèvent de la responsabilité directe de l’employeur et qui, lorsque combinés aux attentes élevées et aux pressions constantes provenant de tous les niveaux de la hiérarchie décisionnelle, des patients et de la société en général, produiront un terrain propice à l’éclosion de ce type de violence qu’on qualifiera d’organisationnelle.
La violence organisationnelle est insidieuse. Lorsqu’on ne s’attaque pas rapidement aux causes qui en sont à la base, ses premiers effets se manifestent par de petits accrochages et des incivilités. Des événements que les employeurs considèrent banals et sur lesquels ils préfèrent fermer les yeux. Avec le temps, la loi de la jungle s’installe, le personnel se désolidarise et chacun-e cherche à sauver sa peau. S’en suit alors une escalade qui pourrait bien mener à du harcèlement psychologique, voire à de la violence physique.
Doit-on s’étonner de l’inertie des employeurs, de l’incurie des gestionnaires, considérant que l’exemple vient parfois de haut, au point où l’on pourrait parler de violence à l’échelle de l’État employeur? En 2011, Yves Bolduc, ancien ministre de la Santé, affirmait que «lorsqu’on a entre 10 et 15 % de pénurie, quel que soit le secteur, la main-d’œuvre qui est là est capable de compenser. C’est un réseau où les gens sont des gens de cœur » [ 1 ]. Le 1er mai dernier, questionné sur les compressions de plus de 50 millions $ imposées au CUSM afin de pallier la mauvaise gestion, le gaspillage et la corruption, Réjean Hébert, actuel ministre de la santé, se déclarait en accord avec les suppressions de postes, allant jusqu’à ajouter que le nombre d’employés dans l’établissement était trop élevé si l’on considérait le volume d’activités et la qualité des services [ 2 ].
Pendant combien de temps encore allons-nous continuer à laisser nos employeurs exercer cette violence organisationnelle et nos dirigeants fermer les yeux sur des situations potentiellement explosives? La gestion des ressources humaines doit faire place à une gestion plus humaine des ressources.
Il est urgent d’agir et de refuser que la violence fasse partie de la « job ». On dit que ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Alors nommons cette violence, parlons-en entre-nous, identifions-la dès les premiers signes. Refusons la violence organisationnelle.
Pour travailler dans la dignité, c’est tolérance zéro. Point final!
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Note 1 : Pénurie de personnel en santé – Les syndicats accusent le ministre Bolduc de prendre la situation à la légère, Amélie Daoust Boisvert, Le Devoir; 25 août 2011; <www.ledevoir.com/societe/sante/330030/penurie-de-personnel-en-sante-les-syndicats-accusent-le-ministre-bolduc-de-prendre-la-situation-a-la-legere>
Note 2 : MUHC Cost-cutting, reportage présenté le 1er mai 2013 au bulletin de nouvelles Montreal at 6, diffusé sur le réseau anglais de Radio-Canada. Reporter : Thomas Daigle.