Le tribunal reconnaît que le gouvernement a entravé les activités syndicales et qu’il a négocié de mauvaise foi
Dans une importante décision du Tribunal administratif du travail (TAT), la juge Myriam Bédard reconnaît que le gouvernement n’a pas négocié de bonne foi avec la FIQ en annonçant des primes de 12 000 $ à 18 000 $ après la signature de l’entente de principe et qu’il a fait entrave aux activités des organisations syndicales en ne convenant pas des mesures avec elles. L’état d’urgence ne justifie pas de passer par-dessus les syndicats, rappelle la juge.
D’abord, soyons clair : en aucun cas cette décision n’aura d’effet sur les engagements signés par certaines professionnelles en soins, qui prévoient des primes importantes sous certaines conditions, dont celle d’occuper un poste à temps complet. L’entente a été signée et le gouvernement se doit de la respecter. Les organisations syndicales ne contestaient pas la mesure elle-même, mais bien la manière d’agir du gouvernement.
Ce qu’il faut retenir de la décision c’est qu’elle est un levier important afin de rétablir le rapport de force en vue de la prochaine négociation. Le gouvernement a l’obligation de participer de bonne foi au processus de négociation qui débutera l’automne prochain. La FIQ et la FIQP abordent cette prochaine étape en ayant la confiance qu’elles ont en main les outils pour négocier d’égal à égal avec le gouvernement.
Le contexte
À l’automne 2021, le Québec fait face à une importante recrudescence des cas de COVID-19. En septembre, le gouvernement annonce unilatéralement des primes importantes aux professionnelles en soins qui s’engagent à travailler à temps complet, alors qu’une entente de principe vient tout juste d’être conclue.
Face à ce qu’elles considèrent comme de l’entrave à leurs activités et comme une négociation de mauvaise foi, la FIQ et la FIQP, suivies d’autres organisations syndicales, déposent une plainte au TAT en novembre 2021.
Faits saillants de la décision
- La décision reconnaît que les organisations syndicales ne contestent pas la mesure, mais bien la mise en place de celle-ci et les propos tenus par M. Dubé le 9 novembre 2021 :
[189] Les associations, pour leur part, affirment ne pas contester la validité de l’adoption de l’arrêté 2021-071, mais prétendent que le décret invoqué n’a pas pour effet de suspendre l’application des dispositions du Code du travail. Elles ne demandent pas de statuer sur les mesures ordonnées par le Gouvernement, mais de déterminer s’il y a eu entrave aux activités syndicales et manquement à l’obligation de négocier de bonne foi dans le cadre du processus d’adoption de l’arrêté 2021-071 qui a été mené sans tenir compte des obligations imposées par le Code du travail.
- La décision reconnaît que le gouvernement contrevient aux objectifs visés par la négociation, c’est-à-dire la mise en place de mesures durables et pérennes d’attraction et de rétention de main-d’œuvre :
[201] Il faut donc conclure que la négociation n’a pas été menée de bonne foi et que l’action syndicale a été entravée. On peut même avancer que l’employeur a entravé sa propre action avec l’adoption de ce décret. Les bases de la révision de l’organisation du travail auxquelles les négociateurs ont cru et qu’ils ont tenté de mettre en place ont été sapées et, de ce fait, la prochaine négociation, imminente, est compromise puisque le lien de confiance a évidemment été sérieusement ébranlé.
- La décision reconnaît que les syndicats ont toujours voulu négocier de bonne foi avec le gouvernement, même en contexte d’urgence sanitaire :
[217] Ainsi, pour que l’un prévale sur l’autre, il doit y avoir contradiction entre les deux textes. Or, les deux législations ici en cause ne sont pas incompatibles. « L’application de l’une n’exclut pas celle de l’autre ». Le fait de décider de mesures en urgence n’est pas incompatible avec l’obligation de négocier qui peut être
« modulée » en fonction du contexte qui prévaut. À preuve, on a discuté avec les syndicats au moment de l’adoption de l’arrêté 2020-007 au début de la pandémie alors que la situation pandémique était non seulement critique, mais aussi nouvelle. Plus encore, cet arrêté prévoyait que les syndicats soient consultés par les employeurs sur une base locale dans chacun des établissements avant qu’une demande d’utilisation de l’arrêté soit faite au ministère.
- La décision reconnaît que l’arrêté 2021-071 était en contravention des mesures négociées dans le cadre de la convention collective :
[220] Pour le Tribunal, la cohérence des mesures adoptées par le Gouvernement, non seulement en temps de pandémie, mais aussi de rareté critique de main-d’œuvre, est cruciale et essentielle. La confusion occasionnée par les contradictions entre les mesures contenues dans l’arrêté et celles prévues à la convention collective ainsi que le discrédit jeté sur les associations les a empêchés de défendre les intérêts des salariés qu’elles représentent et de remplir leur rôle.
- La décision reconnaît que le ministre Dubé a blâmé les organisations syndicales alors qu’elles négociaient dans le même objectif que le gouvernement :
[224] La recherche de solutions pour pallier le manque de personnel pouvait passer par l’implication des syndicats, partenaires sociaux qui auraient pu, notamment grâce à leur connaissance du réseau, contribuer à assurer la cohérence des mesures à prendre. C’est d’ailleurs en ce sens que les associations ont travaillé tout au long de la négociation, ce que semble ignorer le ministre lorsqu’en conférence de presse, il requiert leur aide pour « aller chercher du personnel ».
- La décision reconnaît que le ministre Dubé a complètement déformé et instrumentalisé les propos des organisations syndicales lors de sa conférence de presse du 9 novembre 2021 :
[234] Pourtant, lors de ces déclarations, le ministre précise s’adresser directement aux salariés, déforme les revendications syndicales qu’il condamne ensuite vertement au point où les journalistes lui font remarquer qu’il met en doute la capacité des associations de bien représenter les salariés. Il les accuse du même souffle de ne s’intéresser qu’aux intérêts de ses délégués au détriment des personnes qui ont besoin de soins.
[235] Parlant encore des délégués syndicaux, il demande « qu’ils s’élèvent au-dessus de la mêlée puis qu’ils nous aident à aller chercher du personnel ». Or, cette question d’attraction de personnel est au cœur des négociations auxquelles les associations travaillent depuis des mois.
Retombées de la décision
La juge Bédard demande que le gouvernement cesse d’enfreindre les articles 12 et 53 du Code du travail, et donc qu’il respecte l’autonomie des syndicats et négocie de bonne foi. Le gouvernement doit rendre la décision publique.
De leur côté, la FIQ et la FIQP ont entamé une analyse juridique approfondie de cette décision afin d’en évaluer la portée pour les membres. L’intersyndicale de la santé et des services sociaux envisage aussi de contester de la même façon les mesures annoncées unilatéralement durant l’été 2022, dont les conditions étaient beaucoup trop restrictives.